La persistance des résurgences texte de Léa Bismuth
Eidétique, adj.
(allemand eidetisch, du grec eidos, forme)
A.− PHILOS. Réduction eidétique (phénoménologie) : qui fait abstraction de l’existence des choses pour mettre en évidence leur essence.
B.− PSYCHOL. Image eidétique : image visuelle d’une chose imaginaire ou d’un souvenir récent, caractérisée par une projection fidèle pouvant être évoquée ou supprimée à volonté. Aptitude de certains sujets à se représenter visuellement, avec une exactitude quasi photographique, colorée, vive et concrète, une scène ou des objets perçus récemment.
Mémoire eidétique : mémoire photographique, ou mémoire absolue, faculté de se souvenir d’une grande quantité d’images, de sons, ou d’objets dans leurs moindres détails.
Cette exposition rassemble trois artistes hantés, chacun à leur manière, par la résurgence de formes archéologiques, de traces tenaces qui persistent dans leurs œuvres. Des formes se cherchent, se réactualisent, refont surface, qu’elles réemploient l’archive, qu’elles s’activent par moulage, qu’elles détruisent des paysages de ruines pour mieux les reconstruire.
Ainsi, l’œuvre de Thomas Hauser rassemble photographie, installation et sculpture, pour réinventer une mémoire, en permanence reconstruite, selon un dispositif archéologique relevant tout à la fois d’une dynamique d’enfouissement et de révélation. Son œuvre est un réveil de la poussière, au sillage de sa mémoire active, par-delà la disparition. Qu’est-ce qui, dans une image photographique a été un jour impressionné, pour être repris et retissé au présent ? Ses œuvres sont alors des stratifications temporelles, sourdes et matiérées, obtenues par dégradation de l’image tramée. Il met en scène des champs de ruine, sur lequel murmurent encore des présences fragmentaires, des blocs de temps.
En écho, Ugo Schiavi travaille par moulages, qui sont autant de prélèvements pirates qu’il réalise dans les rues de nos villes, à partir des statues qui nous frôlent, et que nous avons presque oublié de regarder, tant elles font partie de notre environnement. Les moulages qu’il réalise avec ses modèles dans l’espace public sont une manière de rattraper les formes : des corps contemporains s’accouplent aux sculptures d’un autre temps pour leur donner un éclairage neuf, sans cacher leur source. Les fers à bétons restent visibles sur les sweats à capuche, tout en s’accouplant aux drapés antiques, en une chorégraphie inédite, brute, rapide, énergique, instantanément photographique.
Enfin, Dune Varela explore des sites archéologiques qu’elle photographie au moyen-format, en Tunisie, en Italie, ou en Sicile. Ces images lui servent alors de matériau pour des sculptures, réalisées sur des lambeaux de céramiques ou de verres brisés, qui mimeront les débris conservés dans les vitrines de certains musées, ceux où l’on peut encore se perdre dans les réserves et les rayonnages, à Athènes ou à Naples. Chez elle, la vulnérabilité de ce qui lui est contemporain rejoint le regard porté vers ce qui n’est plus, mais reste encore, par-delà l’oubli. Elle soumet l’Antiquité à une réappropriation qui pourrait avoir l’air violente, alors qu’elle ne cherche que la rencontre : lorsqu’elle tire sur une image de temple ou qu’elle bombe un visage gréco-romain, elle fait en réalité exploser la matière à la surface, pour mieux lui parler.
La spécificité des gestes de ces trois artistes est troublante, tant elle semble dessiner une ligne de contestation, de sortie des médiums attendus, travaillant au cœur d’une subtile alliance — aux points de contact et de transformation métamorphique multiples — de la sculpture et de la photographie. Nous nous promènerons dans cette exposition pour mieux tenter de saisir en quoi l’Histoire aurait encore quelque chose à nous dire, et ce que nous pouvons lui demander. Nous attendons un signe ; en cela, les décombres réinventés témoigneront de leur nature éminemment politique.
Léa Bismuth
Léa Bismuth est auteure, critique d’art, commissaire d’exposition indépendante (notamment du cycle de recherche curatoriale qu’elle a initié : la trilogie La Traversée des Inquiétudes, librement adaptée de l’œuvre de Georges Bataille, présentée à Labanque de Béthune de 2016 à 2019).