Le 1er mars 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Ministère de l’écologie, de l’énergie et du développement durable accorde à une société texane, et pour une durée de 3 ans, un permis de recherches de mines d’hydrocarbures, liquides ou gazeuses, dit « Permis de Nant ». Le périmètre d’exploitation concerné (4400km carrés) se situe dans le sud-est de la France, principalement en région d’Occitanie. Sont touchées près de 280 communes, et plus d’un demi-million d’habitants. Il s’agit donc d’un territoire aux ressources naturelles et touristiques majeures qui se voit ainsi menacé, région éminemment rurale (Larzac, Auvergne, Ardèche, Drôme, Hérault…) au tissu fragile. On sait la brutalité d’exploitation du gaz de schiste : fractures géologiques et leur cortège d’effets secondaires fatals à l’environnement. La conclusion de ce projet est connue : une fronde et une mobilisation citoyennes menées par les mouvements écologistes et politiques de gauche, aboutit, en 2011, à l’abrogation du « Permis de Nant », ensuite confirmée en justice en 2015. Il reste cependant, au sein des populations initialement concernées, un profond traumatisme, tant se trouvait mis en cause l’équilibre de ces communes rurales.
Au lendemain du premier confinement consécutif à l’épidémie de Covid, le photographe Raymond Depardon, durant l’été 2020, reprend son activité de preneur d’images après l’immobilisation sanitaire forcée : ce sera, dans un besoin de lumière et d’espace, l’exploration de ces villages de l’arrière-pays méditerranéen ayant échappé au désastre écologique du « Permis de Nant ».
Habitué à l’enregistrement photographique d’une France paysanne dans laquelle son origine l’enracine et dont, avec lucidité, il constate la fragilité autant que la résistance, Depardon ne pouvait mener un tel projet que dans l’état d’esprit qui est le sien : empathie à l’égard des villages visités, stratégie photographique de plus en plus contemplative, à tel point que cet essai photographique se situe à des lieux de son activité antérieure de reporter pour les agences Gamma, puis Magnum. Depuis les années 2000, Depardon paraît avoir migré des chaos de l’agitation civile, politique ou sociale, vers une temporalité bien plus retenue, celle des paysages et des traces rurales, qui fondent le contenu de son gros ouvrage Rural (2020), encore proche d’un reportage documentaire. À nouvelle vision, nouvelle technique. L’abandon partiel du petit format, emblématique du photo-journalisme, fait place désormais à la stratégie de la prise de vue scrutatrice de la chambre au grand format, de sa lenteur, de son cérémonial. Au modèle virevoltant du photographe de rue ou du reporter en mouvement perpétuel, pressés de marquer le réel à la culotte, se substitue l’observateur attentif, maître de son temps, face à une réalité plus intemporelle, celle que choisirent aussi bien l’américain Edward Weston, que l’allemand Albert Renger-Patzsch, dans une attitude contemplative devant les beautés du monde.
Communes relève à l’évidence de cette esthétique du statique, de l’immémoriel, que seule peut saisir avec justesse la pratique du grand format, redoublée, ici, par l’utilisation du noir et blanc, venu renforcer les vertus abstractives des architectures devant lesquelles Depardon s’est placé, dans les jeux angulaires d’ombres et de lumière. Cette délicatesse atavique, si propre aux climats méditerranéens, Depardon la célèbre à l’envi et dans un esprit de jubilation formelle, d’autant qu’elle a manqué s’engloutir de peu dans les abysses du « Permis de Nant ». Images sculpturales, nouvelles chez Depardon, qui paraissent écarter toute présence humaine. Ce serait une erreur de croire, pourtant, en un tel abandon volontaire, chez un photographe d’habitude attentif aux jeux sociaux de personnages hyper-médiatisés, comme à ceux, d’acteurs modestes ou anonymes.
À l’encontre de son opus Rural, Communes paraît traiter du paysage, moins les hommes qui l’habitent. C’est qu’en bon balzacien, et en admirateur attentif d’un de ses grands modèles, Walker Evans, Raymond Depardon multiplie dans les images apparemment désertes de ces villages, le relevé souvent subtil, mais toujours omni- présent, d’habitants quasi fantomatiques, dont un drap séchant aux fenêtres, la distribution de sièges de jardins dans une cour intérieure, un scooter abandonné au pied d’une maison, signalent une présence humaine discrète, mais insistante, bien que sournoisement menacée (combien de volets fermés dans les photographies prises par Depardon…). Les traces, ici, valent pour ceux qui les laissent, esprits religieux et profanes coexistent au travers des frontons d’églises et de mairies.
Plus que le compte-rendu nostalgique d’un territoire minéral et solaire dont, au lendemain de l’épreuve du premier confinement, il se sent encore plus proche, Communes de Raymond Depardon s’offre à lire tel un manifeste photographique, venu affirmer les vertus d’un renouveau contemplatif, paraissant toucher désormais tout un pan de la photographie contemporaine.
Gilles Mora, Directeur artistique du Pavillon Populaire et commissaire de l’exposition