Regards croisés sur Saint-Louis du Sénégal entre le doyen photographe Adama Sylla, né en 1934 et la jeune Eva Diallo, née en 1996.
Deux générations, deux styles photographiques se croisent, ici. Chacun des auteurs s’est servi de la nécessité impérieuse d’attraper un appareil pour enregistrer les soubresauts du temps, l’humeur de la ville qui se faisaient l’écho de leur histoire personnelle. Pour l’un et l’autre au passé et au présent, la photographie a capté ce qui était là, à portée du regard : des jeunes gens joyeux prenant la pose pour monsieur Sylla, le vent de sable qui caresse le fleuve Sénégal pour Eva… La besogne des images (pour citer *Léa Bismuth ) aura duré un demi-siècle pour le doyen Adama Sylla et l’aventure ne fait que commencer pour la jeune et talentueuse Éva Diallo.
Adama Sylla est né le 27 février 1934 à Kolda, en Casamance. Lorsque la famille déménage à Saint-Louis du Sénégal, il n’est encore qu’un nourrisson. Il découvre la photographie à la maison des jeunes de Saint-Louis. A 20 ans il bénéficie d’une bourse de l’UNES- CO, pour faire un stage de formation polyvalente, au musée de l’Homme, à Paris. De retour chez lui, un an plus tard, il rejoint l’équipe du musée du CRDS (Centre de Recherche et de Documentation du Sénégal), à Saint-Louis. Il va dès lors photographier la visite d’un président, les bâtiments, accompagner chercheurs et ethnologues sur le terrain pour faire des prises de vue qu’il développe ensuite dans le laboratoire du musée. Dès lors l’appareil photo sera, pour lui, l’outil idéal pour documenter l’histoire et conserver des traces de sa ville. « La Conservation » voilà le credo de monsieur Sylla.
Au début des années 60, il ouvre son studio photo dans le quartier des pêcheurs où il habite, à Guet Ndar. Il y travaille le soir et les jours fériés après avoir quitté le musée.
Dans ce quartier populaire on se précipite au studio pour immortaliser une nouvelle tenue, garder un souvenir d’un événement fami- lial, d’une journée avec les copains. La photographie dans les années 60, et jusqu’en 1990 est à la mode. Puis les studios périclitent les uns après les autres avec l’arrivée des téléphones. Monsieur Sylla fermera lui aussi le studio.
Ce sont quelques-uns des portraits des habitants de Saint-Louis du Sénégal qui sont aujourd’hui exposés. Parmi eux se sont glissées d’autres images prises récemment par la jeune photographe Éva Diallo, originaire, par sa maman, de la région du fleuve.
La photographe s’attache au style documentaire pour décrire par touches allusives une autre réalité du territoire : lumière, coloris, arbre, eau du fleuve, ou encore objet du quotidien abandonné au sol. Ainsi, en prélevant des détails du pays, elle signe son passage. Sur ses talons, son appareil pointé vers le sol enregistre des traces, une branche de palmier sèche, un bidon en plastique, des marques de pas dans le sable, l’ombre d’un avion qui vole haut dans le ciel. Le grain de son image est flou, sa mise au point est souvent faite sur le second plan comme si la présence de l’objet qui était là sous ses yeux et vers lequel elle a dirigé son objectif s’était, le temps du déclenchement, déjà évanoui. Elle répète inlassablement l’exercice au cours de ses déambulations comme si elle cherchait les mots d’un poème. Une poésie aux couleurs douces et âpres à la fois où la nature a soif, les objets ont rendu l’âme et le sable a enveloppé la ville.
Comme autant de petites notes de musique, ces images en couleur rythment les séquences de portraits en noir et blanc d’Adama Sylla. Il n’y a pas de pittoresque dans ces clichés, à la différence des portraits de studio de la même époque réalisés, par exemple, par Malick Sidibé ou Seydou Keita.
L’appareil photo pour Adama Sylla, plus qu’une pratique artistique, était avant tout un outil. Un outil pour enregistrer le monde et ses rituels, fixer des moments de grâce, pour la postérité et la mémoire.
Monsieur Sylla est un homme singulier. Un infatigable défenseur du document photographique, un homme unique en son genre. Ces quelques clichés extraits de son immense collection attestent de son indéfectible empathie pour ses concitoyens et restent surtout comme les témoignages rares d’une époque et de l’histoire de Saint-Louis. Cette confrontation révèle un peu de la manière dont Adama et Éva ont archivé chacun à leur manière des signes pour démasquer les ravages du temps.
Frédérique Chapuis
Commissaire de l’exposition
*La besogne des Images, sous la direction de Léa Bismuth et Mathilde Girard, Filigranes Éditions, 2019.