Claudine Doury a entrepris depuis près de 20 ans un travail photographique qui aborde les notions de mémoire, de transition et de passage, notamment autour de l’adolescence et du voyage, thématiques centrales de son travail.
Des séries que Claudine Doury a réalisées en Extrême-Orient russe dès la fin des années 90 Peuples de Sibérie a été récompensée par le prix Leica Oscar Barnack et le World Press Award. Artek, un été en Crimée (sur un camp de vacances en Crimée où se retrouvent les adolescents de la nomenklatura russe), Loulan Beauty (sur le passage du temps) font partie des séries primées par le Prix Niépce en 2004.
En 2018, grâce au Prix de Photographie Marc Ladreit de Lacharrière en partenariat avec l’Académie des beaux-arts, Claudine Doury a pu retourner en Sibérie pour poursuivre son travail débuté il y a plus de 20 ans sur les bords du fleuve Amour. Cette série fera l’objet d’une exposition intitulée Une odyssée sibérienne qui se tiendra du 27 octobre au 25 novembre à l’Académie des beaux-arts (Institut de France).
En parallèle de cet événement, La Galerie Particulière consacrera une exposition à Claudine Doury qui regroupera les 3 volets de cette grande saga. En effet, à travers ces photographies, c’est le destin d’hommes et de femmes évoluant dans un contexte social, politique et culturel éprouvant que la photographe nous propose d’appréhender.
Ces deux expositions, complémentaires, offrent l’opportunité unique d’apprécier la force d’un propos dans une approche à la fois artistique et documentaire.
Aux temps du fleuve Amour
Амуръ. Les eaux sombres de l’Amour ou « Dragon noir », comme on l’appelle en Chine, serpentent sur plus de 4400 kilomètres, depuis les steppes de Mongolie jusqu’au détroit de Tatarie, face à l’île de Sakhaline. Large de 13 kilomètres à la fin de sa course, ce fleuve est le géant de l’Extrême-Orient. Pourtant, l’Amour est encore aujourd’hui davantage fantasmé que réellement connu. Peu l’ont vu, raconté ou photographié. Les habitants de ses rives, descendants des premiers Sibériens, ne peuplent pas l’imaginaire occidental comme le font les Américains natifs, de proches cousins à maints égards.
Nanaïs, Oultches, Oudégués, entre tant d’autres, portent en eux le poids des conquêtes et des assimilations successives, depuis l’arrivée des Cosaques jusqu’à celui du capitalisme contemporain. Ils luttent aujourd’hui, autant qu’il en est possible, contre la disparition de leurs traditions et de leurs modes de vie. C’est leur histoire distante, et néanmoins si ordinaire, que nous racontent les photographies de Claudine Doury. Prises à l’occasion de plusieurs séjours, depuis le début des années 1990 jusqu’à l’été 2018, dans les villes et les villages de Nergen, Ous-Gour, Boulava, Komsomolsk, Khabarovsk ou Blagovechtchensk, ces images nous replongent dans les aventures de Dersou Ouzala, les récits d’Anton Tchekhov ou les fictions contemporaines d’Andreï Makine. Elles évoquent aussi, par moments, les contes excentriques de Joseph Delteil: « Elle est née au bord de l’Amour, dans une cabane jaune, un soir… Le village est tout empli d’un bêlement de moutons. Chaque maison parfume ses poutres d’une odeur de cuisine grasse. Le fleuve bordé d’arbres blancs charrie un limon très tendre. Les renards bleus ont franchi la muraille. Une neige calme tombe sur la Sibérie. »1
Si tout exotisme est soigneusement évité, la photographe assume entièrement son émerveillement pour ces visages métissés et leurs lieux de vie, semblant venir d’un autre monde et d’un autre temps. Elle rend hommage à la grâce d’un visage, d’un geste ou d’une atmosphère, comme à la puissance de la nature environnante. Maintenant comme hier, ils sont saisis dans leur infaillible banalité, au travail, à la fête, ensemble, ou empêtrés dans leur solitude et leur isolement. Leur attente et leur désœuvrement récurrents frappent autant que l’éclat de leurs grâces quotidiennes.
Comme l’Amour, l’œuvre sibérienne de Claudine Doury, réalisée sur une période de presque trente ans, constitue un ensemble de résidus historiques, temporels et physiques. L’œil attentif du voyageur / spectateur reconnaîtra peut-être, au fil des images, un paysage, telle femme ou tel homme prendre de l’âge, et cet enfant basculer dans le monde de l’adolescence. Mais il sera surtout frappé par un sentiment de familiarité. Rien n’a changé, rien ne bouge. Avec une grande subtilité, ce que donne à voir ici Claudine Doury, est sa fascination empathique pour ces peuples en transition perpétuelle. Ses images donnent corps à l’idée de la perte mais aussi à ce qui persiste, malgré tout.
Julie Jones
Historienne de l’art et commissaire d’exposition, Julie Jones est attachée de conservation au Musée national d’art moderne – Centre Pompidou, Paris.