Il est vrai que l’on peut être tenté, en première lecture, d’assimiler les photographies argentiques de Sandrine Elberg à une longue tradition de l’observation scientifique. Les vues que l’on croit réalisées au moyen du microscope côtoient celles qui auraient pu être accomplies à l’aide d’un télescope: certains motifs sont semblables à des particules saturées de vie ou d’énergie ; quelques-unes d’entre elles arborent une consistance organique, quand d’autres s’apparentent à des effusions de matière, des arcs électriques ou des corps en fusion qui jaillissent du néant; d’autres figures encore, circulaires, pourraient être associées à des hublots appartenant à une quelconque machine d’exploration.
En réalité, il semble que ce qui véritablement polarise le travail de Sandrine Elberg autour d’une certaine idée de la science repose non tant sur les évocations visuelles, sur une physionomie globale, que sur la façon avec laquelle elle envisage la production de ces photographies. En effet, si l’attrait pour les environnements cosmiques ne se dément jamais, c’est tout le mode opératoire qui s’appréhende dans une logique comparable à celles des sciences expérimentales, notamment lorsqu’il est question de valider des hypothèses en oscillant entre clairvoyance et surprise, de manipuler des données ou des paramètres afin d’enclencher une variété de réponses insoupçonnées, et donc d’hésiter entre invention consciente et découverte hasardeuse. C’est que Sandrine Elberg fonctionne par tâtonnements, par réajustements successifs, en jouant des variations et des combinaisons, en extrapolant les possibilités que lui offrent les sels d’argent, les particules magnétiques ou le moindre matériau susceptible d’offrir des conséquences inattendues, de telle sorte que ces photographies constituent, en soi, des découvertes fortuites bien davantage que des fabrications pensées de toutes pièces. Dans une certaine mesure, l’exemple de l’Élevage de poussière est relativement significatif: voilà une œuvre-clé de Marcel Duchamp, Le Grand Verre, œuvre symbolique et énigmatique qui, croupissant sous la saleté, possède une consistance propre et une intention bien réelle. Et un geste, celui du photographe guidé par des motifs bien différents, presque hasardeux, celui de Man Ray en 1920, intervient de façon à en altérer les préoccupations premières, mais surtout de façon à en révéler d’autres velléités, celles des espaces topographiques riches de leur potentiel d’évasion, celles d’une photographie somme toute assez modeste, qui pourtant parvient à renouveler la façon d’éprouver son regard. Cet Élevage de poussière, un peu mystérieux et laconique, un peu silencieux, est en réalité riche de tous ses possibles, de tous ses virtuels qu’il convient d’accomplir, à un moment ou à un autre, dans l’œil du photographe et dans l’imagination de l’observateur.
Or, il y a un peu de cela dans les photographies de Sandrine Elberg : des découvertes inespérées, de la sérendipité, une forme d’inadvertance préalablement motivée par un vague horizon mental, une perspective indéfinie de ce qui est susceptible d’advenir, des errances. De la même façon que le scientifique, l’explorateur et l’inventeur enclenchent des protocoles qui jouent des paramètres et des circonstances, ceci afin que des résultats non escomptés aboutissent à la création d’une réalité nouvelle, peut-être peut-on se rappeler que c’est précisément dans ces conditions que l’Amérique, la pénicilline ou de nouvelles planètes ont été découvertes. Surtout, comme on le voit chez Sandrine Elberg, en se plaçant à la croisée des mondes scientifiques et des mondes fantasmés, en envisageant ce qui relie les physionomies interstellaires et les évocations phénoménales de la matière, c’est l’acte de création même qui est mis en relief, l’acte de création en tant qu’incertitude, assimilation des faux pas et des négligences, des hasards et des contingences, mais aussi en tant que motif animé par une fascination jamais démentie pour des images qui n’existent pas encore.
TEXTE DE JULIEN VERHAEGHE