En mars 1967, Michel Foucault formule pour la première fois le concept d’“héterotopie” pour désigner, par distinction des utopies, tous les espaces réels extérieurs et publics intermédiaires et indéfinissables traversés par l’être humain, “sortes de lieux hors de tous les lieux” s’étendant des édifices sacrés aux cimetières en passant par les salles de cinéma. Si le philosophe français ne cite alors aucune œuvre pour exemplifier son propos, son néologisme – formé à partir des termes grecs heteros (autre) et topos (espace) – pourrait également englober les créations artistiques dont le public fait l’expérience réelle, sensorielle, spatio-temporelle voire émotionnelle. Car au fil des pratiques respectives des jeunes artistes français Claire Nicolet et Valentin Ranger, que la galerie du jour réunit pendant deux mois dans une exposition à quatre mains, ce sont bien des centaines d’ “espaces autres” que l’on rencontre, déployés à travers des médiums et techniques variés et des formes étonnantes – pour ne pas dire déroutantes.
À l’épurement, l’immobilité et à l’inflexible structure des œuvres de Claire Nicolet, Valentin Ranger répond par le foisonnement dionysiaque assumé des siennes. Là où la première dépeint avec une certaine distance et frontalité des espaces extérieurs dont l’humain semble avoir disparu, le second immerge le spectateur au cœur de mondes intérieurs qui s’infiltrent jusqu’en-dessous de l’épiderme, où des corps hybrides et colorés cohabitent, s’imbriquent voire éructent dans des scènes de jouissance orgiaques.
À première vue, tout oppose les pratiques de Claire Nicolet et Valentin Ranger. Mais au-delà des apparentes divergences, ce sont ici leurs points de convergence, plus nombreux qu’ils n’y paraissent, qui font toute la justesse de ce face à face. L’antinomie entre absence de l’être vivant au profit du paysage chez la première, et son abondance chez le second, au point de faire passer son environnement à l’arrière-plan, sont en fait tout aussi fallacieux. Discret, l’humain n’en est pas moins présent dans les œuvres de Claire Nicolet, dont les immeubles, fenêtres et autres encadrements de portes ont tous été conçus d’après les dimensions de notre espèce, que l’envahissante végétation dépeinte semble inciter à l’humilité. Quant aux espaces chez Valentin Ranger, ils comptent autant que les corps en ce qu’ils plongent le public dans son imaginaire touffu, déployé de la surface du papier à celle de l’écran vidéo.
Matthieu Jacquet