Vivian Maier (1926-2009) exerça le métier de gouvernante d’enfants à Chicago, au début des années 1950, et pendant plus de quatre décennies. Toute une vie passée inaperçue, inéluctablement, jusqu’à la récente découverte, en 2007, de son corpus photographique : une oeuvre colossale, constituée de plus de 100 000 négatifs, de films super 8 et 16mm, d’enregistrements divers, de photographies éparses, et d‘une multitude de pellicules non développées. Cette découverte devient presque un contresens, un revers, et la photographie, « cet arrachement à la vie »*. Cette passion l’a élevée au rang des grands photographes emblématiques de la street photography, et figure dans l’Histoire de la Photographie, aux côtés de Diane Arbus, Robert Frank, Helen Levitt ou Garry Winogrand.
Pendant son temps libre, Vivian Maier photographiait la rue, des gens, des objets, des paysages ; en définitive, elle photographiait ce qu’elle voyait, tout simplement, abruptement. Elle a su retenir, pendant une fraction de seconde, son temps. Elle a raconté la beauté des choses ordinaires, cherchant dans le quotidien, dans le banal, les fissures imperceptibles, les inflexions furtives du réel.
Son monde c’était les autres, des inconnus, des anonymes, que Vivian Maier effleure le temps d’une seconde, de sorte que ce qu’elle mesurait avec son appareil photographique, était d’abord un rapport de distance, cette même distance qui faisait de ces personnages, les protagonistes d’une anecdote sans importance. Et même si elle osait des cadrages impérieux, déconcertants, Vivian Maier reste au seuil de la scène qu’elle photographie, voire au-delà, jamais en-deçà pour ne pas en être invisible. Elle prend part à ce qu’elle voit, et devient elle aussi sujet.
Les reflets de son visage, son ombre qui s’allonge sur le sol, le contour de sa silhouette, se projettent dans le périmètre de l’image photographique. Vivian Maier réalise de nombreux autoportraits tout au long de ces années avec l’insistance de quelqu’un en quête de soi-même. Elle cultivait une certaine obsession, moins pour l’image en soi que pour l’acte de photographier, pour le geste, comme un accomplissement en devenir. La rue était son théâtre et ses images un prétexte.
Et derrière chaque image, il y a un film, celui de son regard. Les films super-8 présentés dans cette exposition, nous montrent de quelle manière elle promène son regard sur le monde et comment elle modèle son image : elle s’approche, s’éloigne, fait le tour de quelque chose de manière intuitive, jusqu’au moment où elle s’arrête, cadre, et c’est à cet instant qu’elle prend la décision de l’image photographique, comme quelque chose de l’ordre de la capture. Ce punctum vient alors mettre un terme définitif à une linéarité préliminaire, un modus operandi qu’elle réitère pour chacune de ses images.
Nous voyons le monde à travers son regard, et ses images nous racontent, par bribes furtives, cette personne mystérieuse qui restera à jamais une énigme.
Commissaire de l’exposition
Les séquences super-8 présentées dans cette exposition, nous permettent de suivre le cheminement du regard de Vivian Maier. C’est dans les années 1960 qu’elle commence à filmer des scènes de rue, des évènements ou des lieux. Sa pratique cinématographique est étroitement liée à son langage de photographe : elle relève de l’expérience visuel, de l’observation discrète et silencieuse du monde qui l’entoure. Pas de récit, pas de mouvement de caméra (le seul mouvement proprement cinématographique sera celui de l’autocar ou du métro à bord duquel elle se trouve) Vivian Maier filme ce qui l’amène à l’image photographique: elle observe, s’arrête intuitivement sur un sujet et le suit. Le zoom de son objectif lui permet de se rapprocher sans s’approcher et de focaliser son regard sur une expression, une attitude ou un détail (comme les jambes et les mains des individus au milieu d’une foule). Le film est à la fois un objet de documentation (l’arrestation d’un homme par la police ou les dégâts générés par le passage d’une tornade) et un objet de contemplation (l’étrange défilé de moutons aux abattoirs de Chicago).
Vivian Maier aborde la photographie en couleur dès le début des années 70. Le passage à la couleur s’accompagne d’un changement de pratique puisque la photographe travaille désormais avec un Leica. L’appareil est léger, facilement transportable ; la prise de vue est directement effectuée à la hauteur du regard (contrairement au Rolleiflex qu’elle a utilisé par ailleurs). Ainsi Vivian Maier affirme sa pratique en affrontant le contact visuel avec les autres et en photographiant le monde dans sa réalité colorée.
Son écriture de la couleur reste toutefois singulière et libre, voire ludique. Elle explore les spécificités du langage chromatique avec une certaine légèreté, élabore son propre vocabulaire mais, surtout, s’amuse avec le réel: soulignant des détails stridents de couleur, pointant les dissonances bigarrées de la mode ou jouant avec les contrepoints chatoyants.